Il est un peu plus de minuit trente aux États-Unis quand l’État de Géorgie livre son verdict. Après la Caroline du Nord, c’est le deuxième « swing state » à basculer dans le camp des Républicains. Au fur et à mesure de la nuit, l’ensemble des 7 états clés va virer rouge vif. Une déferlante. Au pied du Rockefeller Center, où les écrans géants diffusent la soirée électorale, les visages sont fermés. Tout le monde a compris : le miracle Harris n’aura pas lieu. L’Amérique vient de se livrer pour la deuxième fois à Donald Trump. Ses soutiens, minoritaires à New York où Kamala Harris a recueilli plus de 65% des voix, organisent un mini rassemblement devant la Trump Tower, drapeau américain au poing et casquette « American First Great Again » vissées sur leur tête. Un avant-goût de l’Amérique d’après cette nuit. Une fois de plus, les instituts de sondage se désavouent après avoir prédit ces dernières semaines une victoire quasi inéluctable de la candidate démocrate. Comme en France, il est impératif de se poser la question de leur utilité et de leur usage dans le cadre des campagnes électorales. Avant d’évoquer les raisons de cette défaite et les conséquences que nous devons en tirer, je souhaite revenir sur ma journée d’observateur et mes dernières 48h à New-York.
« Derrière les portes des bureaux de vote »
Tout au long de la journée de mardi, j’ai parcouru l’État de New-York pour observer les opérations de vote. Longue et passionnante journée. Aux États-Unis, les bureaux de vote ouvrent dès 6h du matin. Première surprise lors de mon arrivée sur le premier « polling station» : une foule considérable y fait déjà la queue. Le vote ayant lieu un jour de semaine, de nombreuses personnes s’y déplacent avant d’aller travailler. Il existe pourtant trois modalités de vote : le vote par correspondance, « le vote anticipé » qui offre la possibilité d’ouvrir des bureaux de vote le week-end précédant le scrutin et enfin le scrutin physique le jour officiel du vote. Lors de l’ouverture des bureaux de vote mardi matin, des millions d’américains se sont donc d’ores et déjà rendus aux urnes. Pour un observateur venu de France, c’est un choc culturel que d’entrer dans un bureau de vote américain.
D’abord, à la différence de notre pays, les bureaux ne sont pas tenus par des élus mais par des volontaires indemnisés à hauteur de plusieurs centaines de dollars la journée. Des interprètes sont disponibles selon les langues présentes dans le quartier. Avant de pouvoir voter, un électeur doit prouver qu’il est bien inscrit sur ce bureau en montrant son permis de conduire ou en donnant son nom. Une fois qu’il apparaît bien sur le fichier, il doit procéder à une signature électronique qui est comparée avec celle présente dans la base de données officielle. Deux volontaires, un républicain et un démocrate, contre-signent un document pour autoriser la personne à voter. Je ne peux pas parler de mes visites dans les bureaux de vote sans évoquer le bulletin de vote ! Il s’agit d’un document de format A3 (c’est très grand!) comportant un nombre d’informations impressionnantes. Cette semaine, les habitantes et habitants de New-York ont voté en même temps pour le Président, pour le Sénat, le Congrès, des juges de différents niveaux et des référendums sur des sujets locaux (au niveau de l’Etat), comme le droit à l’avortement. Une fois les bonnes cases entourées – et surtout pas cochées, sinon ça ne marche pas – le bulletin est scanné par une machine et un recepissé est conservé pour vérification lors du dépouillement. Selon les bureaux de vote, le processus dure entre 15 et 50 minutes.
Et que dire des bureaux de vote eux-mêmes ! Ils se trouvent dans des écoles, dans des casernes de pompiers, des bibliothèques, mais aussi dans des églises ! Après une matinée de déplacement en voiture pour aller contrôler des bureaux de vote excentrés à Garneville et Suffren, je fais le choix de déambuler dans le quartier du Bronx pour faire le tour des bureaux, tous situés à quelques centaines de mètres les uns des autres. A ce moment-là, nous sommes interpellés par un élu local qui nous demande ce que nous faisons là. Très rapidement, la discussion nous amène sur les problématiques inhérentes à ce quartier : taux de chômage élevé, pauvreté, logement insalubre, accès aux soins … Le Bronx est un territoire miné par les inégalités. Sur cette terre acquise aux démocrates, la participation est un enjeu majeur. Comme nous l’explique l’élu local en nous montrant plusieurs « barres » d’immeubles « Si ces personnes votaient à 30% elles seraient majoritaires et changeraient le résultat de chaque élection. Le problème c’est qu’elles pensent que voter ne sert à rien. Aujourd’hui, je fais le tour des bureaux et du quartier pour expliquer l’importance du vote. C’est une bataille de tous les instants ». Je fais immédiatement un parallèle avec la Seine-Saint-Denis, département dans lequel je suis élu : là aussi celles et ceux qui sont les premières victimes des politiques libérales peuvent changer le cours des choses et prendre en main les affaires si elles décident de se mobiliser. Le scrutin n’échappe pas aux déficit de moyens et c’est dans le Bronx qu’on observe, dans mon équipe, le plus de difficultés matérielles pour organiser le vote : appareils défaillants, connexion internet difficile, machines à voter en panne …
Autre différence étonnante : la campagne se poursuit jusqu’au dernier moment, y compris le jour du vote. Dans le nord de l’État de New-York, alors que nous nous apprêtons à observer le bureau de vote 529, nous apercevons des personnes distribuer des flyers sur le parking. Je m’approche et, surprise : ce sont des membres de la communauté juive qui distribuent un bulletin de vote factice en hébreu expliquant pour qui il faut voter. Seule règle contraignante : se tenir à une trentaine de mètres du bureau de vote. Quelques minutes après, alors que nous prenons un café dans un supermarché, notre discussion est interrompue par une annonce sonore d’un candidat au Sénat appelant à voter pour lui. Tout au long de la journée, les deux camps vont multiplier les opérations de communication avec comme point d’orgue une vidéo publiée par Donald Trump à quelques heures de la fin des opérations de vote, appelant ses militants à se rendre aux urnes. Alors que nous passons de bureau en bureau, les bénévoles “coordinateurs” des opérations dans les bureaux font état d’une participation moyenne., ce qui se confirmera lors des opérations de dépouillement. Sur les seuls états de New-York et du New-Jersey, les démocrates perdent plus d’1,5 million de voix par rapport à 2020. Une véritable saignée dans leurs bastions historiques.
Notre mission d’observation s’achève dans le quartier de Brooklyn juste avant la clôture prévue à 21H. Les derniers retardataires se précipitent comme si de leurs voix dépendait l’issue du scrutin. Le visage des bénévoles change au fil de la journée. La tension est palpable. Chacune et chacun à les yeux rivés sur son téléphone pour prendre connaissance des premiers résultats. Avec différents fuseaux horaires, pendant que les derniers bureaux ferment à New-York, certains états ont déjà dépouillé l’intégralité de leurs bulletins. À 21h30 l’issue est incertaine, chaque camp étant persuadé d’être le vainqueur. Le nuit promet d’être longue.
« Trump ou Harris, nous sommes prêts à continuer le combat »
La veille de l’élection, j’ai eu le plaisir de passer plusieurs heures dans un haut lieu de l’activisme new-yorkais : le People’s forum. Installé en plein milieu de la ville, entre la 5e et 6è avenue, à quelques “blocks” de Times Square, ce bâtiment sert de quartier général à une coalition de plus de 200 collectifs. Ce forum se présente comme un incubateur de mouvement pour la classe ouvrière et les communautés marginalisées, avec pour objectif la convergence des luttes. J’y ai été accueilli par Manolo De Los Santos, directeur exécutif du site, ainsi que par diverses organisations partenaires : un média anti-impérialiste, un parti politique indépendant, un mouvement de mobilisation étudiante.. De la bataille pour la fin du traitement colonial de Porto-Rico au rôle de la culture comme vecteur de politisation en passant par la lutte contre les violences policières et le racisme, les sujets que nous abordons sont nombreux. Depuis plus d’un an, leur activisme s’est concentré sur la situation palestinienne et sur la construction de mobilisations populaires traversant différents secteurs de la société.
À quelques heures de l’ouverture des bureaux de vote, ils portent un regard très critique sur la campagne démocrate et condamnent sans appel le double discours de Kamala Harris sur le sujet, qui prétend tout à la fois se placer du côté des droits des peuples à l’autodétermination mais dont l’administration au pouvoir continue à livrer des armes à Israël. Si beaucoup d’américains ont découvert le sujet palestinien le 7 octobre, les mobilisations ont depuis constitué un véritable vecteur de politisation pour des milliers de personnes, notamment chez les jeunes. Alors que nous avons du mal à organiser en France des manifestations réellement massives; ils ont réussi un an auparavant à faire descendre 500.000 personnes dans la rue pour exiger la fin du génocide à Gaza. Le jour de ma visite marque cette date-anniversaire.
Une activiste du People’s forum qui travaille sur la question Portoricaine dresse un parralèle entre la situation coloniale vécue par le peuple portoricain et celle du peuple Palestinien. On parle d’un pays de 3,5 millions de personnes qui sont des citoyens américains mais n’ont pas le droit de voter pour la présidentielle; qui élisent leur gouvernement et gouverneur mais dont la défense, la politique étrangère et la monnaie sont assumées par les Etats-Unis. Si le lien émotionnel à la Palestine y est si fort, c’est que Porto Rico accueille la plus grande communauté palestinienne de toute l’Amérique du Sud, ce que j’ignorais. Quand je les interroge sur le choix entre Harris et Trump, ils répondent “Quel soit le résultat, nous continuerons à nous battre ». S’ils n’ont aucun doute sur le fait que l’assaut de Trump contre les organisations progressistes sera immédiat et frontal, ils insistent : “l’administration démocrate au pouvoir, à New York comme ailleurs, a armé la police, criminalisé les activistes et réduit les marges de manœuvre démocratiques.” Pour eux, l’œuvre de destruction des forces progressistes aurait donc eu lieu avec les deux candidats, simplement avec les démocrates il aurait pris plus de temps. Le regard porté sur Harris est sans concession : l’inaction de la candidate démocrate face au génocide en cours à Gaza a agi à la fois comme un repoussoir et un espace de politisation. Depuis des mois, ils mènent camapgne avec pour slogan « Pas une voix pour le génocide ».
« À droite toute »
Avant la journée d’élection, j’ai pu observer de près les derniers moments de campagne. Kamala Harris s’est contentée d’une courte intervention avant de céder à la place à un concert de Katy Perry. Quelques heures avant, c’était Robert Dr Niro qui sortait de sa réserve, comparant Trump à Hitler. Jusqu’au bout, les démocrates auront misé sur les stars. Échec cuisant symbole d’une déconnexion de la direction du parti. Bernie Sanders, sentant la catastrophe arriver, avait pourtant alerté ces derniers jours, invitant Kamala Harris à remettre au cœur du débat des propositions de gauche. De son côté, Donald Trump a martelé qu’il était le seul à pouvoir sauver l’Amérique, tournant en dérision la campagne VIP de Harris et affirmant : “nous n’avons pas besoin de stars parce que nous avons une politique ».
De nombreux observateurs estiment que Kamala Harris partait de trop loin, traînant comme un boulet le bilan de l’administration Biden. Je suis en désaccord profond avec cette analyse. Oui, Harris est comptable du bilan de Biden en tant que présidente. Mais en trois mois de campagne, elle aurait pu se démarquer du président actuel plutôt que de recycler du Bill Clinton ou du Dick Cheney. Qui est aujourd’hui en capacité de citer spontanément 5 propositions majeures du camp démocrate portées pendant cette campagne ? Personne, ou presque.
Tous mes interlocuteurs de la (vraie) gauche m’ont décrit un système à bout de souffle, ce que mes observations de scrutateur international dans les bureaux de vote ont confirmé : inégalités criantes, absence de réel programme de rupture, opinion publique plus que jamais divisée en fonction de son genre et de sa situation géographique, difficulté à porter pacifiquement les voix de la paix et de la justice sociale … On m’a dit et répété que l’ensemble du spectre politique s’acharnaient à réduire les espaces démocratiques pour maintenir leur position hégémonique. Exemple criant : dans certains états, le parti démocrate a engagé des recours contre des candidats indépendants pour les empêcher de se présenter. Étrange vision du pluralisme. Le camp démocrate a donc depuis un moment laissé pour compte le peuple et le peuple de gauche, démobilisant ses rangs les plus populaires et poussant les voix de la paix à trouver d’autres espaces d’expression. La leçon à en tirer pour la gauche française se tient là, en écho à la victoire du Nouveau Front Populaire aux dernières élections législatives : on ne peut combattre l’extrême droite et la droite fascisante qu’avec un programme de gauche, avec des propositions de rupture, avec des alternatives qui changeront réellement et profondément la vie des gens.