« C’est un fasciste » le mot est lâché par Kamala Harris sur CNN à quelques jours du scrutin. Alors que le monde a les yeux rivés sur l’élection présidentielle américaine, j’ai la chance de pouvoir vivre de l’intérieur ce moment particulier en tant qu’observateur international pour l’OSCE. C’est ma deuxième mission d’observation des élections, après celle que j’ai réalisée en mai dernier en Macédoine du nord. Pendant toute la journée de mardi je vais sillonner, à New York, les bureaux de vote en compagnie d’un sénateur canadien, afin d’attester de la conformité du scrutin et participer à “garantir que la volonté du peuple sert de base à l’autorité du gouvernement”. En tant qu’élu, mais aussi en tant que citoyen, ce sont des moments précieux pour observer d’autres modes de scrutin dans des contextes et avec des histoires différentes.
« Un scrutin historique »
Si le vote pour le président des États-Unis est celui qui fait le plus de bruit, les électeurs sont aussi amenés à renouveler intégralement la Chambre des représentants et un tiers du Sénat. De nouveaux équilibres politiques peuvent donc se redessiner en un seul scrutin, alors que la majorité démocrate au Sénat ne se joue actuellement qu’à un siège et que les Républicains contrôlent la chambre des représentants. Concernant la ville de New York, les habitants voteront en plus pour ce que l’on nomme « des mesures électorales à l’échelle de l’État », dont une concerne l’accès à l’IVG sur lequel les Etats sont souverains depuis l’arrêté de la Cour Suprême de Justice de 2022 qui l’a révoqué dans le droit national. Sur l’ensemble du pays, plus d’un million de personnes sont mobilisées pour tenir les bureaux de vote, un nombre impressionnant à l’image de l’importance de ce jour pour des millions d’Américaines et d’Américains.
Si nous avons l’habitude depuis 10 ans maintenant que la présidentielle américaine se joue à quelques milliers de voix, jamais un tel niveau de tension et de rebondissements n’ont marqué ces élections. Du retrait de Joe Biden à la tentative d’assasinat de Donald Trump en passant par les condamnations judiciaires de l’ancien président et la sortie de Biden qualifiant les partisans ou les soutiens de Trump de « déchets », pas une journée ne se passe sans un « événement » de campagne. Au moment où j’écris ces lignes, les sondages ne donnent qu’un point d’écart au niveau national entre les 2 principaux candidats : personne n’est en mesure de dire qui va l’emporter. La dernière ligne droite est une véritable course contre la montre pour les deux camps qui multiplient meetings géants, méga spots publicitaires et ralliement de superstars qui s’engagent publiquement. C’est aussi une course « hors de prix », la plus chère de l’histoire américaine, une campagne à plus de 16 milliards de dollars. En comparaison, la campagne d’Emmanuel Macron en 2022, c’est “seulement” 17 millions d’euros.
Comme à chaque élection américaine, certains états seront particulièrement scrutés, les fameux « swing states» – ces Etats pivots où Démocrates et Républicains sont au coude-à-coude et qui feront basculer l’élection. Cette année on en compte 7 : l’Arizona, la Caroline du Nord, la Géorgie, le Michigan, le Nevada, la Pennsylvanie et le Wisconsin, regroupant à eux seuls 93 grands électeurs sur les 270 requis pour gagner. L’Etat de Pennsylvanie, 5e le plus peuplé du pays, est celui dans lequel les candidats dépensent le plus d’argent en déplacements et en meetings… pour plus de 1,2 milliards de dollars cette année, soit trois fois plus que pendant les présidentielles de 2020. Beaucoup d’observateurs s’accordent à dire que celui ou celle qui gagnera la Pennsylvanie gagnera l’élection. Sur ce seul Etat , Kamala Harris a détaché 475 employés permanents et ouvert plus de 50 bureaux, auxquels s’ajoutent les milliers de militants démocrates qui débarquent par bus pour labourer le terrain. Les États-Unis d’Amérique dans toute leur démesure. Ne nous voilons pas la face, c’est aussi ça qu’on aime.
Avant de réaliser ma mission d’observation mardi dans le comté de New-York, je suis à Washington pour deux jours de briefing où différents intervenants apportent un éclairage sur le contexte dans lequel vont se dérouler ces élections.
Avant de débuter cette première journée, je me suis rendu devant le Capitole, lieu du pouvoir législatif américain où se trouvent le siège du Sénat et la Chambre des représentants. Un lieu devenu hautement symbolique du climat de tension qui règne dans le pays depuis l’assaut qu’y ont mené le 6 janvier 2021 les partisans de Donald Trump. Kamala Harris y a également tenu son dernier meeting qui a réuni plus de 70 000 personnes (selon les organisateurs). Quand on se trouve devant ce bâtiment, où le dispositif policier est omniprésent, il est difficile d’imaginer des milliers de personnes, dont beaucoup armées, envahir ce lieu pour remettre en cause le résultat d’une élection.
Sur le chemin du Capitole, j’aperçois une “marche des femmes” organisée par des partisanes de Kamala Harris. L’occasion de rappeler que le gouffre entre les opinions politiques des hommes et des femmes américain.e.s n’a jamais été aussi marqué. Un peu plus tard, je croise un partisan du candidat Trump en train de s’installer devant les locaux de NBC, un média national qualifié de «proche » de la candidate démocrate. Il faut dire qu’il est difficile de la rater avec son van aux couleurs de son candidat, auquel sont accolés des slogans sans équivoque comme «Let my people». Loin d’être anecdotique, le geste de ce fan symbolise une Amérique plus fracturée que jamais.
« Occuper les plateaux TV pour investir le bureau ovale »
Si en France beaucoup de critiques s’abattent sur les journalistes et les médias lors des campagnes électorales, la situation au États-Unis est particulièrement inquiétante. Les attaques contre les journalistes ont augmenté de 50% en un an, plaçant les États-Unis au 55e rang sur 180 pays en termes de liberté de la presse (selon Reporter Sans Frontières). Une étude inédite réalisée par l’International Women’s Media Foundation (IWMF) sur 368 journalistes locaux couvrant la politique de 8 états indique révèle que 30% d’entre eux ont subi des violences numériques et 38% ont été menacés ou ont subi des violences physiques en exerçant leur mission. La violence en ligne des groupes d’extrême droite ainsi que les agressions lors des manifestations représentent les deux plus grandes menaces pour les journalistes.
Dans les dernières semaines, une guerre numérique d’ampleur a opposé les deux candidats pour tenter d’aller chercher les derniers indécis. Terrain de bataille décisif en effet : 57% des américains s’informent en ligne, tandis que 37% disent ne jamais lire de journaux papiers et 29% ne jamais écouter la radio. Parmi les médias les plus consultés, Foxnews trône en 1ère position sur le numérique et en 2e sur la TV et radio. Une étude récente a même permis de comptabiliser le temps de parole dédié sur chaque chaîne à chacun des candidats, analysant s’ils y sont discutés en termes positifs ou négatifs. Là aussi les différences sont abyssales : sur NBC on compte plus de 3h30 de dénigrement de Trump. C’est moins de 15 minutes pour Kamala Harris. En revanche, si on regarde Newsmax, on verra moins de 15 minutes de propos négatifs sur Trump contre plus d’une heure trente contre Harris. Même constat pour la presse écrite : là où la couverture pro-Trump occupe beaucoup d’espace dans les colonnes du New York Post, le New York Times et le Washington Post font plutôt les louanges de l’actuelle vice-présidente. Fait inédit : pour la première fois depuis 1988 le Washington Post ne donnera pas de consigne de vote. Une décision imposée par son nouveau propriétaire Jeff Bezos, qui semble n’être pas du goût des lecteurs puisqu’elle s’est soldée par la perte de plus de 200000 abonnés, c’est-à-dire 8 % de son audience. Preuve du rôle central des médias et de la lutte que se livrent les candidats pour les gagner à leur cause, Kamala Harris a fait une apparition surprise samedi soir dans la célèbre émission de NBC « Saturday Night Live », série-institution où défilent les plus grandes vedettes hollywoodiennes et personnalités américaines. Une stratégie à double tranchant : si elle y a touché des millions de foyers, cette apparition surprise au cœur des studios New Yorkais donne du grain à moudre à Trump qui aime à la qualifier de déconnectée des réalités du peuple.
« Quand l’intégrité des élections devient un enjeu de campagne »
Les thèmes qui ont structuré la campagne présidentielle livrent eux aussi l’image d’un pays divisé, presque irréconciliable. De la question migratoire aux enjeux climatiques en passant par la situation internationale, la régulation des armes à feu ou encore l’intégrité des élections, les candidats ont adopté des positions diamétralement opposées. Signe d’un système fragile, encore sous le coup de la tentative de coup d’État de Trump en 2021, la sincérité du scrutin elle-même est devenue un enjeu majeur de la campagne. Sur la seule année 2024, plus de 3000 projets de loi relatifs à la tenue des élections, au mode de scrutin ou encore aux conditions d’inscription, ont été étudiées pour 258 finalement approuvées. Le système électoral américain est complexe et administré dans chaque État par des autorités différentes. On peut voter par procuration, en ligne, de manière anticipée ou en présentiel le dernier jour du vote. Les conditions pour voter varient d’un État à l’autre et ne sont pas sans conséquence : en fonction des pré-requis pour justifier de sa résidence ou de sa nationalité, certaines minorités viennent plus ou moins massivement aux urnes. Autre fait marquant : un candidat peut gagner tout en n’ayant pas recueilli le plus grand nombre de voix au niveau national, puisque le président n’est pas élu par un suffrage direct des citoyens mais par des « grands électeurs ».
Impossible de finir la journée sans aller voir la Maison Blanche. Bâtiment emblématique et fascinant. En le regardant je ne peux m’empêcher d’imaginer quel va en être le prochain locataire. De l’issue du scrutin de mardi dépend pour beaucoup l’équilibre du monde de demain. De Gaza à Kiev, des millions de personnes retiennent leur souffle.