À trois jours du scrutin, la tension est palpable. Il est difficile de faire plus de 50 mètres au cœur de Washington sans apercevoir un journaliste ou être alpagué par un appel au vote. Traumatisés par l’attaque du Capitole de 2021, les commerçants se barricadent, dressent des panneaux en bois devant les vitrines. À 48h du scrutin, on dirait que la ville se prépare à un siège. Si l’issue est indécise, la réaction de Trump et de ses partisans en cas de défaite l’est tout autant. L’ancien Président va-t-il reconnaître le résultat s’il est battu ? Plusieurs indices, comme la multiplication des recours déjà engagés sur un scrutin qui ne s’est même pas encore tenu et ses allusions à peine voilées à la supposée malhonnêteté du résultat laissent craindre le pire. Son propre camp semble incapable de répondre à cette question. Interrogé ce matin par l’OSCE, Mike Thom, directeur politique des Républicains, affirme que son Parti reconnaîtra les résultats des élections quels qu’ils soient – avant de préciser qu’il ne pouvait parler à la place de Donald Trump.
« Le triomphe de l’argent »
Depuis que je suis arrivé à Washington pour observer les élections américaines, on me parle plus d’argent que des sujets du quotidien des électrices et des électeurs. Le financement de la campagne est un sujet un peu technique, mais essentiel à la compréhension de ce qu’il s’y joue.
Il existe plusieurs types de financements. D’abord, les individus peuvent donner 3300 dollars à un candidat, 5000 dollars aux “comités d’action politique” (dits “PAC”) et 10.000 dollars à un parti politique. Ces trois niveaux de donations sont plafonnés lorsqu’il sont adressés au candidat sans intermédiaire : on parle de “dépense directe”. Théoriquement, Jeff Bezos et un livreur Amazon ont droit au même niveau de dons et sont soumis aux mêmes plafonds. Dans les faits, tout se joue sur les dépenses dites « indépendantes ». En 2010, la Cour Suprême américaine a autorisé la création de ce que l’on nomme les “SuperPAC”. Là où elles ne représentaient que 4% du total dépensé par les candidats, elles sont désormais à l’origine de 23% des sommes engagées dans les campagnes. Proclamant une incompatibilité du plafonnement de ces dons “indépendants” avec les libertés constitutionnelles américaines (concrètement, le droit de financer librement), la Cour autorise désormais les SuperPAC à lever des sommes illimitées à condition de ne pas se coordonner avec le candidat et de publier les sources de donations. Problème : la Cour autorise également des dons via des organisations dites “501c”, qui elles n’ont aucune obligation de rendre publique la provenance de leurs dons. Organisations 501c et SuperPAC créent donc des chaînes de financement entre elles qui permettent des transferts d’argent complètement opaques. “Des boîtes noires”, comme le dit Anna Masseglia de l’ONG Open Secrets, première ONG américaine travaillant sur la transparence en politique. Ce système vicié rend les donateurs anonymes et les garde-fous légaux de la traçabilité faciles à contourner. Pour ce qui est de l’absence de “coordination”, on s’interroge sur la faisabilité de vérifier qu’une directrice de campagne ne parle pas argent avec le responsable d’un superPAC alors même qu’ils sont autorisés à se rencontrer. Le plus connu des dirigeants de SuperPAC s’appelle Elon Musk. Vaste blague que d’imaginer qu’il s’en tienne aux résultats du match des Knicks quand il invite l’ex-président des USA à boire un Coca-Cola.
Autre élément d’importance : l’utilisation des fonds. Historiquement, les millions déboursés par ces comités finançaient surtout les publicités géantes qu’affichent sans relâche les écrans des restaurants et qu’arborent les panneaux de dizaines de mètres de long que je vois partout au-dessus des routes à l’effigie des candidats. Dans cette campagne on voit pour la première fois, comme le souligne Sara Gosh du CLC, une organisation non partisane qui évalue les processus démocratiques américains, la SuperPAC de Musk financer les campagnes de porte-à-porte. Toujours pas de coordination avec les équipes de campagne du candidat ? “La démocratie américaine ne peut pas survivre à cela” affirment les experts invités par l’OSCE. Juristes, constitutionnalistes, observateurs et activistes plaident pour une réforme du financement des campagnes. Comme je l’évoquais hier, les sommes sont ubuesques : 15 milliards de dollars ont été investis dans la seule présidentielle. Manifestement ici, aucune victoire ne se fait sans des tonnes d’argent : le sénateur Ben Gardin nous précise que dans la course sénatoriale qui se joue en parallèle, chacun des candidats investit jusqu’à 100 millions de dollars.
« Gaza peut-elle faire perdre Kamala ? »
Alors que l’élection promet de se jouer à quelques voix, la défense des Palestiniens pourrait bien faire basculer le scrutin. De nombreuses voix se sont élevées ces dernières semaines pour appeler à boycotter Harris, accusée d’être complice du génocide en cours à Gaza. Depuis des mois, l’administration Biden est sous le feu des critiques pour son soutien inconditionnel à Israël et sa répression inédite de la jeunesse qui s’est massivement mobilisée, notamment sur les campus. Si elle représentait pour de nombreux militants l’espoir d’une voix plus ferme avec Israël, la vice-présidente peine à se distinguer de son ancien binôme. Les livraisons d’armes continuent et aucune sanction n’est envisagée contre le gouvernement de Netanyahu. Celui-ci est d’ailleurs récemment venu s’exprimer librement devant le Congrès, déroulant ses éléments de langage pour justifier l’extermination du peuple Palestinien. Interrogé sur ce sujet par mon collègue sénateur Canadien, un représentant des Démocrates indique que la position de son parti est claire : cessez-le-feu, libération des otages et cohabitation entre les États de Palestine et d’Israël. Même si je connais les positions de Harris et de son équipe sur ce sujet, je dois dire mon étonnement ce matin de ne pas entendre un mot pour les victimes civiles palestiniennes assassinées par Israël, pour l’accélération de la colonisation en Cisjordanie ou encore pour l’invasion du Liban.
Cette question peut-elle vraiment coûter l’élection aux Démocrates ? C’est cette question que je brûle de poser à Sarah Schulman, essayiste, écrivaine, enseignante et membre du bureau de Jewish Voices for Peace (Les voix juives pour la Paix) que je rencontre à peine arrivé à New-York. C’est une des voix puissante de la mobilisation en soutien du peuple palestinien. Sa réponse est sans appel: « depuis Clinton on s’accroche à l’illusion que tel ou telle aura une position différente sur la Palestine ». Elle me retourne la question: est-ce que je pense que Kamala Harris changera de position sur la Palestine une fois élue Présidente ? Nous répondons tous les deux que non. Les démocrates sont depuis longtemps alignés sur une position de soutien inconditionnel à Israël au nom du fameux « droit à se défendre ». Tant pis pour les électeurs Arabes américains, nombreux à dénoncer le soutien apporté à Israël par l’administration de Joe Biden dans la guerre conduite à Gaza et qui n’ont pas l’intention de voter pour la candidate démocrate. Au Michigan, état pivot qui balance entre Démocrates et Républicains, ils sont pourtant très nombreux et Biden l’avait emporté de seulement 154000 voix en 2020.
Quand j’interroge Sarah sur le climat politique autour de cette question, elle me décrit une situation analogue à celle de la France. Le climat de répression est sans merci dans le milieu universitaire et sur les 300 campus mobilisés pour la paix. En France, nous connaissons les commissions disciplinaires qui prononcent des exclusions et des suspensions. Ici, certaines universités vont plus loin et la direction refuse de diplômer les élèves qui ont participé à des mobilisations en soutien au peuple palestinien. Dans les médias, silence généralisé y compris chez les forces qu’on imaginerait plus progressistes, comme le New-York Times ou le Washington Post. Sarah Schulman, juive décoloniale comme les 37 000 adhérents de Jewish Voices for Peace, me confirme cette autre similitude avec la France : la lutte contre l’antisémitisme est instrumentalisée pour disqualifier celles et ceux qui se mobilisent. « Un juif peut-il être antisémite ? » se demande-t-elle à voix haute. Avant que l’on se sépare, elle me confie son inquiétude quant aux résultats des élections et à la possible victoire de Trump. On sent le pays tout entier au bord d’un gouffre d’inconnu. « Le pays est fracturé oui, mais c’est une fracture qui a glissé dans les dix dernières années. Ce qu’on appelle la gauche ici est bien plus à droite qu’avant ». Une fracture qui laisse pour compte et pour oubliées des dizaines de milliers de vies palestiniennes.
« Dernière ligne droite »
Au moment d’écrire ces quelques lignes, les candidats jettent leurs dernières forces dans la bataille et lorsque leurs avions respectifs se posent sur les tarmacs des aéroports, ils se croisent parfois de quelques mètres seulement. Comme il y a quelques jours, lorsque Donald Trump a tenu un meeting en Géorgie devant une foule impressionnante pendant que Kamala Harris exhortait les indécis du Michigan à se mobiliser. Énième revirement : la chaîne NBC s’est vue contrainte hier soir de diffuser un court message de l’ancien président Trump pour rééquilibrer le temps d’antenne, suite à l’apparition surprise de Kamala Harris dans l’émission « Saturday Night Live ».
Dans le train entre Washington et New York, j’échange avec un journaliste français spécialiste des élections américaines qui me confie son pronostic : Trump va perdre et “plus largement que prévu. Les femmes vont faire élire Harris ». Rendez-vous mardi soir pour confirmer ou non cette prophétie.